AU LARGE DE VESTA

 

— Vas-tu arrêter de faire les cent pas comme cela ? s’exclama Warren Moore, étendu sur sa couchette. Ça ne sert à rien. Pense au bon côté de la chose : il n’y a pas de fuites d’air !

Mark Brandon fit volte-face et un rictus découvrit ses dents. « Je suis heureux de constater que tu prends aussi bien la situation, fit-il d’une voix venimeuse. Bien sûr, tu ne sais pas que notre réserve d’air ne dépasse pas trois jours. » Et il se remit à faire les cent pas avec un air de défi.

Moore bâilla, s’étira, s’installa plus confortablement et répliqua : « Dépenser autant d’énergie n’aura pour résultat que d’abréger ce délai. Tu devrais prendre exemple sur Mike. Regarde comme il est décontracté. »

Mike était le surnom de Michael Shea, ex-membre de l’équipage de la Reine d’Argent. Son corps courtaud et trapu occupait le seul fauteuil disponible et ses jambes reposaient sur l’unique table qui meublait la pièce. En entendant son nom, il leva la tête et esquissa un sourire torve.

— Il faut s’attendre que des accidents de ce genre arrivent de temps en temps. Se balader dans les astéroïdes, c’est risqué. Nous aurions dû faire le Saut. C’était le seul moyen sûr. Mais non ! Le commandant voulait respecter l’horaire ! Il a fallu qu’il passe à travers la ceinture… Et voilà ! conclut Mike en crachant un jet de salive d’un air écœuré.

— Le Saut… Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Brandon.

— Oh ! Je suppose que l’ami Mike veut dire par là qu’il aurait été préférable d’éviter la ceinture des astéroïdes en calculant un itinéraire qui nous aurait fait passer à l’extérieur du plan de l’écliptique, répondit Moore. C’est bien ça, Mike ?

L’interpellé hésita avant de répondre avec circonspection : « Ouais… Quelque chose dans ce goût-là. »

Moore lui adressa un sourire affable et reprit : « Pourtant, je n’en veux pas tellement au commandant Crâne. L’écran de répulsion est probablement tombé en rideau cinq minutes avant que ce morceau de granit nous ait télescopés. Ce n’est pas de sa faute… Encore que, bien sûr, nous aurions dû faire une manœuvre d’évitement au lieu de nous fier à cet écran. » Il secoua la tête d’un air méditatif. « La Reine d’Argent a éclaté en morceaux. C’est vraiment un miraculeux coup de chance si cette section du bâtiment est demeurée intacte. Et étanche, de surcroît.

— Tu as une curieuse conception de la chance, Warren, rétorqua Brandon. D’ailleurs, depuis que je te connais, tu as toujours été comme cela. Nous sommes enfermés dans un compartiment de trois pièces représentant dix pour cent du vaisseau, nous avons trois jours d’air et la perspective de claquer au terme de ces trois jours… et tu as le culot infernal de faire des laïus sur la chance que nous avons !

— Si l’on compare notre sort à celui de nos camarades qui sont morts en une fraction de seconde, oui… nous avons de la chance.

— Tu trouves ? Eh bien, permets-moi de te dire qu’une mort instantanée me semble encore préférable à ce qui nous pend au bout du nez. L’asphyxie est une façon extrêmement, désagréable de mourir.

— Nous imaginerons peut-être un moyen de nous en sortir, suggéra Moore avec espoir.

— Pourquoi se refuser à regarder la vérité en face ? s’exclama Brandon, cramoisi, d’une voix tremblante. Nous sommes cuits, je vous dis ! Liquidés ! »

Mike examina tour à tour ses deux compagnons d’un air indécis et toussota pour attirer leur attention :

— Eh bien, messieurs, puisque nous sommes tous embarqués dans la même galère, je crois inutile de nous faire des cachotteries.

Il sortit de sa poche une petite bouteille contenant un liquide verdâtre. « C’est du Jabra grand choix. Je ne suis pas assez crâneur pour me refuser à partager. »

Pour la première fois de la journée, Brandon manifesta des signes de satisfaction. « De l’eau de Jabra martienne ? Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? »

Mais au moment où il tendait le bras vers le flacon, une main lui emprisonna fermement le poignet. Il leva la tête et ses yeux rencontrèrent le regard bleu et calme de Warren Moore.

— Ne fais pas l’idiot, dit ce dernier. Il n’y en a pas assez pour que nous restions ivres morts pendant trois jours. As-tu envie de te saouler maintenant et de mourir sobre plus tard ? Réservons cette bouteille pour le moment où l’air s’épaissira et où respirer commencera à devenir une torture… Six heures avant la fin. Alors, nous nous partagerons le contenu de cette bouteille et nous ne saurons pas quand le rideau tombera. Et nous nous en moquerons.

Brandon laissa retomber son bras à contrecœur. « Sapristi, Warren, quand tu te coupes, tu dois saigner de la glace ! Comment es-tu capable de raisonner aussi froidement dans une situation pareille ? » Il fit un geste à Mike qui rangea son eau de Jabra. Puis il alla se planter devant le hublot.

Moore s’approcha de son cadet et le prit doucement par l’épaule.

— Pourquoi te casses-tu tellement la tête, mon vieux ? Si tu continues comme ça, tu ne tiendras pas le coup. Avant vingt-quatre heures, tu auras perdu les pédales.

Brandon ne répondit pas. L’air sombre, il contemplait la sphère qui emplissait presque toute la surface du hublot. « Regarder Vesta ne te fera pas de bien non plus », reprit Moore.

Mike Shea rejoignit les deux hommes d’un pas lourd.

— Si seulement nous étions tombés sur Vesta, il n’y aurait pas de problème. Il y a des gens, là-bas. À quelle distance en sommes-nous ?

— Pas plus de quatre ou cinq cents kilomètres d’après l’image apparente, répondit Moore. Rappelle-toi que Vesta ne fait que trois cents kilomètres de diamètre.

— Le salut à quatre cents kilomètres ! murmura Brandon. Il y en aurait un million, ça serait pareil. Ah ! Si seulement il existait un moyen de nous arracher à l’orbite que cette saloperie d’épave a adoptée ! Rien qu’une petite impulsion pour nous faire tomber… Aucun danger de nous écraser au sol : la gravité de cette planète naine est trop faible pour aplatir de la mousse au chocolat.

— Elle est quand même suffisante pour nous maintenir en orbite, répliqua Brandon. La Reine d’Argent a dû se stabiliser juste après la collision quand nous étions tous les trois évanouis. Dommage que nous n’ayons pas été plus près ! On aurait pu atterrir.

— C’est un drôle d’endroit, Vesta, murmura Mike Shea. J’y ai été deux ou trois fois. Toute la surface est couverte d’une sorte de neige. Sauf que ce n’est pas de la neige. J’ai oublié le nom qu’on lui donne.

— De l’anhydride carbonique congelée ?

— C’est ça… un machin carbonique. De la glace sèche. Il paraît que c’est pour ça que Vesta est tellement brillante.

— Naturellement ! Cela lui confère un albédo intense.

Mike jeta à Moore un coup d’œil soupçonneux mais jugea préférable de ne pas insister. « Il est difficile de distinguer quelque chose à cause de cette neige mais, quand on regarde avec attention… – il tendit la main – on aperçoit une sorte de tache grise. Je crois bien que c’est le dôme de Bennett. Là où est l’observatoire. Et, un peu plus haut, voici le dôme de Calorn… Une réserve de carburant si je me souviens bien. Il y en a beaucoup d’autres mais je ne les vois pas. »

Mike parut hésiter. Il se tourna vers Moore. « Écoutez, chef… J’ai réfléchi à quelque chose. Vous ne croyez pas qu’ils se sont mis à nous chercher dès qu’ils ont appris que nous avions eu un accident ? Ça ne devrait plus être très difficile de nous repérer puisque nous sommes si près de Vesta. »

Moore secoua la tête.

— Non, Mike, ils ne se mettront pas à notre recherche. On ne saura que la Reine d’Argent a eu un accident qu’après l’heure prévue de son retour normal à la base. Quand cet astéroïde nous a heurtés, nous n’avons même pas eu le temps d’envoyer un S.O.S.

Il soupira et poursuivit : « Et il ne faut pas compter que les gens de Vesta nous repèrent. Même à cette distance, l’épave est trop petite pour être décelée si l’on ne sait pas exactement ce que l’on cherche et où on doit le chercher. »

Mike réfléchissait si intensément que son front se plissait.

— Dans ce cas, il faut se poser sur Vesta avant que les trois jours soient révolus.

— Tu as mis le doigt sur le nœud de la question. Le tout est de savoir comment faire pour s’y poser !

Brandon explosa brusquement :

— Allez-vous arrêter ce bavardage imbécile ? Bon Dieu de bon Dieu ! Faites donc quelque chose au lieu de jacter !

Moore haussa les épaules et, sans mot dire, alla s’allonger à nouveau sur la couchette. Il paraissait parfaitement insouciant et détendu mais ses sourcils imperceptiblement froncés trahissaient sa contention d’esprit.

Ils étaient dans un sale pétrin, la chose était incontestable. Pour la vingtième fois peut-être, il récapitula les événements de la veille.

Quand l’astéroïde avait fait voler le bâtiment en éclats, il était tombé en syncope. Comme une chandelle qu’on souffle. Il ne savait pas combien de temps il était resté inconscient : sa montre était cassée et il n’y avait pas de chronomètre. Lorsqu’il était revenu à lui, il était seul avec Mark Brandon, son compagnon de cabine, et Mike Shea, un membre de l’équipage. Tous trois étaient les uniques survivants de la Reine d’Argent… ou de ce qui en restait.

À présent, l’épave était en orbite autour de Vesta. Pour le moment, il n’y avait pas trop à se plaindre. Les rescapés disposaient d’une semaine de vivres. Sous le compartiment, il y avait un gravitateur local qui assurait une pesanteur normale et continuerait de faire son office pendant un temps pratiquement infini. Il fonctionnerait longtemps après que les réserves d’air seraient épuisées. Quant au système d’éclairage, la situation était moins satisfaisante mais, jusque-là, il avait tenu bon.

Le hic, c’était l’air. Il y en avait pour trois jours… Un point c’est tout.

Sans compter un certain nombre de détails inquiétants. Le chauffage, par exemple. Il était hors de combat. Néanmoins, il faudrait longtemps avant que le vaisseau ait rayonné suffisamment de chaleur dans le vide pour que le refroidissement devienne un problème sérieux. Chose beaucoup plus importante encore, il n’existait ni moyen de communication ni dispositif de propulsion dans la portion de la nef qui servait d’asile aux trois hommes.

Moore poussa un soupir. Un réacteur en ordre de marche aurait tout réglé : il aurait suffi d’un seul jet énergétique dans la bonne direction pour les amener en douceur sur Vesta.

Les rides qui lui creusaient le front juste au-dessus du nez s’approfondirent. Que faire ? Ils ne disposaient à eux trois que d’un vidoscaphe, d’un pistolet thermique et d’un détonateur. C’était là la totalité des richesses qu’ils avaient rassemblées après avoir passé au peigne fin toutes les parties accessibles de l’épave.

Oui, ils étaient dans un joli pétrin !

Moore haussa les épaules. Il se leva et alla se servir un verre d’eau qu’il avala machinalement, perdu dans ses pensées.

Et, soudain, une idée germa dans sa tête.

Il examina d’un air intrigué le quart qu’il tenait à la main.

— Eh, Mike ! Qu’est-ce qu’on a comme réserve d’eau ? C’est marrant mais je ne m’étais pas encore posé la question.

La mine abasourdie, Mike écarquilla comiquement les yeux.

— Quoi ? Vous ne savez pas, chef ?

— Qu’est-ce que je ne sais pas ? fit Moore avec impatience.

— Toute l’eau est là, répondit Mike en faisant un grand geste circulaire du bras.

Devant l’expression d’incompréhension manifeste de Moore, il explicita sa pensée : « Vous ne voyez pas ? Le réservoir principal où est stockée toute la provision d’eau du bâtiment est de l’autre côté de la cloison. » Il tendit la main en direction de la cloison en question.

— Si je comprends bien, il y a une cuve pleine de l’autre côté ?

Mike hocha vigoureusement la tête. « Eh oui ! Un réservoir rectangulaire de trente mètres de côté. Plein aux trois quarts.

— C’est incroyable ! s’exclama Moore, stupéfait. Comment se fait-il que toute cette flotte ne se soit pas envolée après la rupture des canalisations ?

— Il n’y a qu’une conduite qui suit la coursive, juste derrière le compartiment. Il se trouve que j’étais en train de la réparer quand l’astéroïde nous a heurtés. J’avais dû fermer la valve. Lorsque j’ai repris mes esprits, j’ai remis en service la tubulure de dérivation alimentant notre robinet. C’est la seule qui soit en service à l’heure qu’il est.

— Oh ! »

Moore éprouvait un sentiment bizarre. Une vague idée à l’état embryonnaire s’était ébauchée dans son esprit mais, la tête sur le billot, il aurait été incapable de l’amener en pleine lumière. Tout ce qu’il savait, c’était que ce dialogue était important. Mais en quoi ? Mais pourquoi ? Il ne pouvait le préciser.

Brandon, qui avait écouté Shea en silence, émit un petit rire bref et sans gaieté.

— Il semble que le sort s’amuse comme un petit fou avec nous ! En un premier temps, il s’arrange pour nous placer à une portée de main d’un havre que nous n’avons aucun moyen d’atteindre. Non content de cela, il nous prodigue une semaine de vivres, trois jours d’air et une année d’eau ! Une année d’eau, vous vous rendez compte ? Tout ce qu’il faut pour boire, se gargariser, se laver, prendre des bains… Mais ce qui nous est nécessaire, ceinture ! De l’eau ! Saloperie !

— Allons, Mark, pourquoi dépeindre la situation sous des couleurs aussi sombres ? fit Moore pour essayer de chasser la mélancolie du jeune homme. Nous n’avons qu’à faire semblant d’être un satellite de Vesta… ce qui est d’ailleurs le cas. Nous avons notre propre période de révolution et notre propre période de rotation. Nous avons un équateur et un axe. Notre « pôle nord » se trouve quelque part au-dessus du hublot en direction de Vesta et notre « pôle sud » se situe du côté du réservoir d’eau. Le satellite que nous sommes est doté d’une atmosphère et, tu vois, nous venons de découvrir qu’il possède aussi un océan ! Non… sérieusement, il ne faut pas pousser les choses au tragique. Notre atmosphère ne nous laissera pas tomber pendant les trois jours qui nous restent, nous pourrons manger double ration et nous imbiber d’eau comme du papier buvard. De l’eau, nous en avons tellement que nous pouvons la flanquer en l’air !

Brusquement, l’esquisse d’idée qui était née dans sa cervelle prit forme. Le geste insouciant avec lequel Moore avait souligné son propos se figea, sa bouche se referma brusquement et il tressaillit.

Mais Brandon, abîmé dans ses pensées, ne remarqua pas l’étrangeté de son comportement.

— Pourquoi ne pousses-tu pas plus loin l’analogie ? fit-il avec hargne. Peut-être es-tu l’un de ces Optimistes Professionnels qui refusent systématiquement de voir les choses déplaisantes ? À ta place, voilà comment je continuerais : ce satellite, enchaîna-t-il en imitant la voix de Moore, est à présent habitable et habité mais, eu égard à la raréfaction atmosphérique imminente dont il est menacé, il est condamné à devenir un monde mort ! Eh bien ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Pourquoi t’acharnes-tu à tout prendre à la blague ? Ne vois-tu donc pas… Qu’est-ce qui te prend ?

Cette fois, c’était une exclamation de surprise et, de fait, l’attitude de Moore ne pouvait manquer de provoquer l’étonnement. Il s’était levé d’un seul coup et, après s’être frappé le front, s’était pétrifié, immobile, les yeux dans le vide, les paupières à moitié fermées. Brandon et Mike Shea le regardaient dans un silence médusé.

— Ça y est ! s’écria-t-il soudain. J’ai trouvé ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

La suite se perdit dans un bredouillement inintelligible.

Mike lui tendit la bouteille de Jabra avec un regard lourd de sous-entendus mais Moore la repoussa avec agacement. C’est alors que, sans avertissement, Brandon lui expédia un crochet à la mâchoire auquel il était loin de s’attendre.

Moore s’écroula, poussa un gémissement et, tout en se frottant le menton, demanda avec indignation :

— Mais qu’est-ce qui t’arrive ?

— Si tu te relèves, je recommence ! hurla Brandon. Je n’en peux plus ! J’en ai ma claque, de tes sermons et de ton baratin ! Ce n’est pas moi, c’est toi qui es en train de devenir dingue !

— Dingue mon œil ! Un peu surexcité, c’est tout. Écoute-moi, bon Dieu ! Je crois que j’ai trouvé un moyen… Brandon lui décocha un regard tout à la fois fulminant et lugubre.

— Ah oui ? Un moyen ? Vraiment ? Histoire de ranimer notre espoir avec je ne sais quelle stupide invention pour s’apercevoir ensuite que ça ne marche pas ! Eh bien, je ne suis pas client, figure-toi ! Cette flotte, elle va servir à quelque chose : à te noyer. Cela nous donnera de l’air en rabiot !

À cette apostrophe, Moore perdit son sang-froid.

— Mon petit Mark, tu n’es pas dans le coup. Je me débrouillerai tout seul pour m’en sortir. Je n’ai pas besoin de ton aide et je n’en veux pas. Si tu es tellement sûr et si tu as tellement peur de mourir, pourquoi ne fais-tu pas l’économie d’une agonie ? Nous avons un fulgurant thermique et un détonateur. Deux engins parfaitement sûrs. Alors, vas-y… Fais ton choix ! Suicide-toi. Ni Shea ni moi ne t’en empêcherons.

Les lèvres de Brandon se retroussèrent en une ultime et dérisoire grimace de défi. Puis, brusquement, il capitula. Totalement. De la façon la plus abjecte.

— D’accord, Warren… D’accord ! Je marche avec toi. Je… Je crois que je ne savais pas très bien ce que je faisais. Je ne suis pas dans mon assiette. Je… Je…

— N’en parlons plus, fit Moore qui avait sincèrement pitié de son compagnon. Calme-toi. Je sais ce que tu ressens. J’éprouve la même chose, tu sais. Mais il ne faut pas se laisser aller. Il faut se battre, sinon on sombre dans la folie. Allez… Essaye de dormir un peu et laisse-moi faire. Les choses vont s’arranger.

Portant la main à son front, Brandon se dirigea en titubant vers la couchette sur laquelle il se laissa choir. Des sanglots muets secouaient spasmodiquement son corps tandis que Moore et Shea, observant un silence embarrassé, le regardaient.

Enfin, Moore donna un coup de coude à Mike. « Viens, souffla-t-il. Au boulot… On a du pain sur la planche. Le sas numéro 5 est bien au bout de la coursive, n’est-ce pas ? » Shea fit un signe de tête affirmatif et Moore continua : « Est-ce qu’il est étanche ?

— Le tambour intérieur l’est, naturellement, répondit Mike après réflexion. Mais le tambour extérieur… je n’en sais rien. Il n’est pas exclu qu’il ait lâché. Quand j’ai vérifié l’hermétisme de la coque, je n’ai pas osé l’ouvrir parce que, s’il y avait un pépin, boum ! »

Le geste qui accompagnait la dernière phrase était on ne peut plus explicite.

— Eh bien, c’est le moment de voir où les choses en sont exactement. Il faut que je passe à l’extérieur. Tant pis pour le risque : il n’y a pas moyen de faire autrement. Où est le vidoscaphe ?

Il sortit l’unique combinaison du placard, la jeta sur son épaule et s’engagea dans la coursive qui longeait le compartiment. Elle était longue, criblée de portes closes, barrières impénétrables derrière lesquelles se trouvaient naguère les cabines des passagers. Des cabines qui n’étaient plus que des coquilles vides ouvertes sur l’espace. La coursive s’achevait en cul-de-sac sur le sas n°5.

Moore s’immobilisa et l’examina attentivement. « Il a l’air d’être étanche, murmura-t-il, mais, évidemment, on ne peut pas deviner ce qu’il y a de l’autre côté. Prions le ciel qu’il fonctionne. » Il fronça les sourcils. « Bien sûr, on pourrait se servir de la coursive comme sas en utilisant ce tambour et la porte de notre compartiment comme caisson extérieur et intérieur. Mais cela signifierait le sacrifice de la moitié de notre réserve d’air. Nous ne pouvons pas nous le permettre… pas encore. »

Il se tourna vers Shea.

— Bien… Le manomètre indique que la dernière fois que le sas a été utilisé, c’était pour l’entrée. Il devrait donc être plein d’air. Entrouvre le tambour d’un poil. Si tu entends un sifflement, dépêche-toi de le refermer.

— On y va.

Mike déplaça le volant d’un cran.

Le mécanisme avait été sévèrement éprouvé au moment de la collision ; il grinçait alors qu’avant il fonctionnait sans bruit mais le dispositif de déverrouillage était toujours en ordre de marche. Une mince rainure noire apparut à gauche : la porte avait joué de quelques millimètres.

Il n’y eut aucun sifflement ! L’expression inquiète de Moore se rasséréna quelque peu. Il sortit de sa poche un petit morceau de carton qu’il appuya contre la rainure. S’il y avait une fuite, le carton resterait collé, maintenu par la succion de l’air aspiré vers l’extérieur.

Le carton tomba sur le sol.

Mike mouilla son index et le posa sur la fissure.

— Dieu soit loué, dit-il dans un souffle. Pas le moindre courant d’air !

— Parfait. Ouvre davantage. Vas-y…

Mike tourna légèrement le volant et la rainure s’élargit. Toujours rien. Avec une lenteur infinie, cran par cran, elle continua de s’élargir. Les deux hommes retenaient leur respiration redoutant que le tambour extérieur, s’il n’était pas perforé, fût ébranlé et ne cédât d’un instant à l’autre. Mais non… Il tenait bon.

Exultant, Moore s’introduisit dans la combinaison antivide.

— Jusque-là, ça marche magnifiquement, Mike ! Attends-moi ici. Je ne sais pas combien de temps cela prendra mais je reviendrai. Où est le pistolet thermique ? Tu l’as pris ?

Shea le lui tendit et lui demanda :

— Qu’allez-vous faire ? J’aimerais quand même le savoir.

Moore, qui se préparait à assujettir son casque, s’interrompit.

— Tu m’as entendu dire, tout à l’heure, que nous avions assez d’eau pour la flanquer en l’air ? Eh bien, cela m’a fait réfléchir. Ce n’est pas une si mauvaise idée. Je vais la flanquer en l’air… Ce qui est une façon de parler puisqu’il n’y a pas d’air.

Et, sans plus d’explications, il pénétra dans le caisson, laissant derrière lui un Mike Shea prodigieusement ébahi.

 

Le cœur battant, Moore attendit que s’ouvrît le tambour extérieur. Son plan était d’une simplicité extraordinaire mais il ne serait peut-être pas commode de le mener à bien.

Il y eut des grincements de cames et des cliquetis d’engrenages. L’air fut aspiré au-dehors. Le tambour glissa d’un centimètre, puis se referma et Moore sentit son estomac se nouer à l’idée qu’il ne s’ouvrira pas. Mais, après quelques soubresauts et quelques borborygmes préliminaires, il s’ouvrit.

Warren assura solidement son crampon magnétique et mit un pied à l’extérieur avec le plus grand luxe de précautions.

Il sortit en tâtonnant gauchement. Il ne s’était encore jamais extrait d’un navire en plein espace et un intense sentiment de panique l’envahit quand il se trouva accroché comme une mouche au perchoir précaire de la coque. Pendant quelques instants le vertige s’empara de lui.

Il ferma les yeux et resta cinq minutes immobile, collé à la paroi lisse de ce qui avait été la Reine d’Argent. Le crampon magnétique remplissait fidèlement son office et, lorsqu’il se décida enfin à ouvrir les paupières, l’astronaute avait recouvré une partie de son sang-froid.

Il regarda autour de lui et, pour la première foi depuis l’accident, il vit les étoiles au lieu de ne voir que la portion de Vesta que le hublot permettait de découvrir. Il scruta avidement les deux à la recherche de la petite étincelle bleu-blanc qu’était la Terre. Autrefois, il trouvait amusant qu’elle soi le premier objet que cherchent les voyageurs de l’espace quand ils regardent les étoiles mais, maintenant l’humour de la situation lui échappait.

Il ne vit rien. De la position où il était, la Terre était invisible : elle était cachée par Vesta qui occultait également le Soleil.

Néanmoins, il y avait de nombreux autres détails qu’il ne put s’empêcher de remarquer. À sa gauche, Jupiter était un globe éclatant de la taille d’un petit pois. Il repéra deux de ses satellites. Saturne était une planète brillante de magnitude négative, ressemblant à Vénus vue de la Terre.

Moore avait pensé qu’un grand nombre d’astéroïdes, capturés eux aussi par la ceinture, s’offriraient à sa vue mais l’espace semblait étrangement vide. À un moment donné, il crut apercevoir un corps céleste passer à une vitesse vertigineuse à quelques kilomètres de distance. Mais ce fut si fugitif qu’il n’eût pas juré de n’avoir pas été victime d’une hallucination.

Et, bien sûr, il y avait Vesta. Le planétoïde qu’il dominait presque directement occupait le quart du ciel. C’était comme un gigantesque ballon d’un blanc de neige et Moore le contemplait avec une poignante nostalgie. En flanquant un bon coup de pied sur la coque du vaisseau, il décollerait et tomberait en direction de Vesta. Peut-être se poserait-il alors sain et sauf sur sa surface et pourrait-il trouver du secours. Mais il risquerait surtout d’orbiter éternellement autour de Vesta. Non, il y avait mieux à faire !

Et il n’avait pas de temps à perdre. Il inspecta la coque dans l’espoir de localiser le réservoir d’eau mais son regard balaya seulement une forêt de ferraille éclatée et tordue se hérissant à perte de vue. Il hésita. Il n’avait pas le choix : il fallait se porter à la hauteur du hublot éclairé de la cabine et partir de là.

Il se mit à ramper prudemment. Au bout de cinq mètres, il y avait une cavité béante qu’il identifia : c’avait été la cabine donnant à l’extrémité de la coursive. Il frissonna. Et s’il tombait sur le cadavre gonflé d’un des passagers ? Il les connaissait à peu près tous – il en connaissait même certains personnellement.

Se cuirassant pour surmonter son appréhension, il se força à continuer son périlleux voyage.

La première difficulté se présenta immédiatement. Pour la plus grande part, la cabine était faite de matériaux non ferreux et le crampon magnétique, uniquement destiné à être utilisé sur la coque des astronefs, ne pouvait servir à grand-chose à l’intérieur même du vaisseau. Moore, qui avait oublié ce détail, sentit soudain qu’il n’adhérait plus. La gorge sèche, il s’accrocha désespérément à un montant, glissa le long d’un plan incliné et rebroussa lentement chemin.

Quand il fut à nouveau en sécurité, il resta un moment immobile, le souffle court. Théoriquement, ici, en plein espace, l’influence de Vesta étant négligeable, il aurait dû être sans poids. Mais le gravitateur local qui se trouvait sous la cabine fonctionnait. Dans la mesure où il n’était pas équilibré par les autres gravitateurs, il exerçait une attraction imprévue et variable sur Warren chaque fois que celui-ci changeait de position. Si l’action du grappin magnétique cessait tout à coup, Moore courait le risque d’être expulsé loin de la nef. À ce moment-là…

De toute évidence, l’expédition allait être encore plus malaisée qu’il ne l’avait escompté.

Il reprit sa progression, centimètre par centimètre, testant chaque élément de surface pour s’assurer que la prise tiendrait. Tantôt, il était obligé de faire de longs détours compliqués pour gagner quelques dizaines de centimètres, tantôt il lui fallait jouer des pieds et des mains quand il dérapait sur des parties non ferreuses. Et, en permanence, il subissait l’éprouvante attraction du gravitateur, parfois sur le plan horizontal, parfois sur le plan vertical car les planchers et les parois faisaient maintenant des angles invraisemblables.

Moore inspectait soigneusement tous les objets qu’il rencontrait mais c’était là une quête infructueuse. Certains, comme les chaises et les tables, avaient été éjectés lors de la collision et c’étaient maintenant des corps indépendants qui tournaient quelque part dans le système solaire. Il trouva cependant une petite longue-vue et un stylo qu’il glissa dans la poche de son scaphandre. Dans la situation présente, ces vestiges étaient sans valeur aucune mais ils conféraient néanmoins une sorte de réalité à ce macabre voyage sur les flancs de ce cadavre de bâtiment.

Il avançait lentement et laborieusement vers l’endroit où il supposait que se trouvait le hublot. Un quart d’heure… Vingt minutes… Une demi-heure. La sueur qui coulait dans ses yeux l’aveuglait ; ses cheveux étaient collés, ses muscles endoloris par ces efforts inaccoutumés et son esprit, déjà ébranlé par les terribles événements de la veille, commençait à vaciller et à lui jouer des tours.

Il avait l’impression que cette interminable reptation durait éternellement, qu’elle avait toujours existé et continuerait d’exister à jamais. Son objectif lui semblait sans importance ; il ne savait qu’une chose : il était nécessaire qu’il poursuivît son chemin. La conversation qu’il avait eue une heure plus tôt avec Brandon et Shea disparaissait dans une espèce de brume, se perdait dans un lointain passé.

Rien n’existait dans son cerveau qui battait la campagne, hormis les cloisons déchiquetées qui se dressaient devant lui, hormis la conscience de la nécessité obscure mais vitale d’atteindre une destination incertaine. Il avançait. Se cramponnait. Se hissait. Tâtait la surface qui s’étendait devant lui pour identifier les alliages à base de fer. Il s’engouffrait dans des trous béants qui étaient des cabines. Il en émergeait. Il tâtonnait et se hissait… tâtonnait… se hissait…

Soudain… une lumière…

Moore se pétrifia.

S’il n’avait pas été collé à la paroi par son grappin, il serait tombé. Mystérieusement, cette lumière déchirait le voile qui obscurcissait ses pensées. C’était le hublot. Aucun rapport avec tous les hublots noirs et aveugles devant lesquels il était passé. Celui-ci était vivant. Lumineux. Et, derrière, il y avait Brandon.

Il respira à fond et se sentit mieux. Il recouvrait sa lucidité.

Maintenant, l’itinéraire à suivre lui crevait les yeux. Il rampa en direction de cette étincelle vivante. Plus près, encore plus près, toujours plus près jusqu’à ce qu’il la touchât.

Voilà !

Son regard plongea dans la cabine familière. Dieu sait que ses idées n’étaient pas joyeuses mais c’était quelque chose de réel, de presque naturel. Brandon dormait, allongé sur la couchette. Ses traits étaient tendus, son front plissé mais, de temps à autre, un sourire jouait sur ses lèvres.

Moore leva le poing pour heurter le hublot. Il éprouvait soudain un violent désir de parler à quelqu’un, ne serait-ce que par signes. Mais, au dernier moment, il se retint. Peut-être que le gosse rêvait qu’il était de retour. Il était jeune, sensible et avait beaucoup souffert. Mieux valait le laisser dormir. Il serait temps de le réveiller quand Moore aurait exécuté son projet, si tant est qu’il y parvienne.

Il localisa la paroi du compartiment derrière laquelle se trouvait le réservoir et essaya de repérer celui-ci. Ce fut facile car la partie arrière de l’énorme récipient était parfaitement visible. Moore s’émerveilla : qu’il fût intact tenait presque du miracle. Peut-être que le destin n’était pas aussi ironique que ça, après tout !

Moore n’eut guère de difficulté à rejoindre le réservoir bien que celui-ci fût de l’autre côté du fragment. Une ancienne coursive y conduisait presque directement. Quand la Reine d’Argent était indemne, ce couloir était horizontal mais, à présent, sous l’action du gravitateur local qui s’exerçait sans compensation, c’était un plan incliné plus abrupt qu’aucun autre. Malgré tout, Moore n’éprouva pas de difficultés spéciales car le plancher de la coursive était en acier au béryllium et le grappin accrochait.

Maintenant, c’était l’instant fatidique… l’ultime étape. Moore se disait qu’il serait sage de prendre un peu de repos mais son excitation gagnait rapidement en intensité. Ce serait tout de suite ou jamais !

Il se glissa sous le réservoir et, allongé sur l’étroite corniche que formait la coursive qui, il y avait peu de temps encore, jouxtait ce dernier, il se mit à l’œuvre.

— Dommage que le tuyau principal soit braqué dans la mauvaise direction, murmura-t-il. Cela va me compliquer les choses.

Il soupira et se pencha en avant, régla le pistolet thermique sur la concentration maximale et un invisible faisceau d’énergie se darda en un point situé à une trentaine de centimètres au-dessus du fond du réservoir.

Petit à petit, l’action de ce faisceau excitateur sur les molécules devint manifeste. Un rond de la taille d’une pièce de monnaie commença de scintiller faiblement. Sa luminosité était incertaine ; tantôt elle diminuait, tantôt elle grandissait car Moore avait de la peine à garder immobile son bras qui se fatiguait. Il finit par poser son coude sur le plancher même de la coursive.

Progressivement, la zone d’impact passa par toutes les couleurs du spectre. Au rouge sombre du début succéda le rouge cerise. À mesure que les effluves thermiques se déversaient, le cercle lumineux s’élargissait. On aurait dit une cible faite d’une série de cercles concentriques revêtant toutes les nuances du rouge. La paroi s’échauffait progressivement, encore qu’elle ne fût pas encore incandescente, et Moore devait prendre garde à ce que sa combinaison métallique n’entrât pas en contact avec elle.

Il jura car la surface de la coursive devenait brûlante, elle aussi. Seule une litanie de blasphèmes était apparemment capable de le calmer. Quand le réservoir se mit, à son tour, à rayonner de la chaleur, les imprécations de Warren se cristallisèrent sur les fabricants de vidoscaphes. Pourquoi ces animaux-là ne pouvaient-ils pas mettre au point une combinaison capable d’empêcher la chaleur, non seulement de se dissiper, mais aussi de rentrer ?

Mais ce que Brandon appelait son Optimisme Professionnel reprit du poil de la bête. Bien que la saveur salée de la sueur lui ravageât la bouche, il se consolait en se disant : « Cela pourrait être pire. Le réservoir n’a que cinq centimètres d’épaisseur : c’est déjà ça. Suppose qu’il ait été encastré dans la coque. Tu t’imagines en train d’essayer de faire fondre une masse de métal d’un pied d’épaisseur ? »

Serrant les dents, il poursuivit sa tâche.

Le cercle lumineux virait maintenant à l’orangé : le point de fusion de l’acier au béryllium n’allait pas tarder à être atteint. Moore ne pouvait plus, maintenant, regarder ce rond scintillant que de façon fugitive et par intermittence.

Il fallait faire vite. Le pistolet thermique n’était pas chargé à bloc et il y avait près de dix minutes qu’il fonctionnait à plein régime. Sa réserve d’énergie serait bientôt épuisée. Pourtant, c’était tout juste si la surface métallique commençait de ramollir. Avec un sursaut d’impatience, Moore pointa le canon de l’éjecteur au centre du cercle vermillon et interrompit aussitôt l’émission.

Une profonde dépression s’était formée, encore que l’acier ne fût point percé. Néanmoins, Warren était satisfait. Il était pratiquement arrivé au bout de ses peines. Il appuya à nouveau sur la gâchette. En milieu atmosphérique, il aurait sans aucun doute entendu gargouiller et siffler la vapeur d’eau dans le récipient. La pression intérieure montait. Combien de temps la paroi en voie de liquéfaction la supporterait-elle encore ?

Brutalement – si brutalement que Warren mit un certain temps à réaliser qu’il avait gagné la partie –, une infime fissure apparut au fond du petit entonnoir créé par le rayonnement thermique et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’imaginer, l’eau bouillante gicla à l’extérieur.

Un trou irrégulier pas plus gros qu’un petit pois bâillait maintenant sur la paroi, d’où fusait un rugissant nuage de vapeur qui enveloppa Moore.

Presque instantanément, ce brouillard se condensait en gouttelettes de glace qui se dissipaient aussitôt.

Moore resta à contempler le geyser pendant un bon quart d’heure.

Soudain, il prit conscience d’une légère pression qui tendait à l’éloigner du vaisseau et une joie délirante s’empara de lui quand il comprit que ce phénomène était dû à l’accélération qu’avait prise la Reine d’Argent. C’était l’inertie de son propre corps qui le retenait.

Autrement dit, il avait réussi : le jet de vapeur faisait office de réacteur.

Il ne restait plus à Warren qu’à regagner le compartiment.

Si l’horreur et les périls de l’aller avaient été grands, ceux du retour seraient plus grands encore. Il était à présent infiniment plus fatigué, ses yeux douloureux étaient presque aveugles et l’accélération variable du bâtiment venait s’ajouter à la force d’attraction incohérente du gravitateur. Mais ces difficultés n’émouvaient pas Moore. Plus tard, il ne se souviendrait même plus de cette éprouvante expérience.

Comment parvint-il à rejoindre le havre de la cabine ? Il n’en savait rien. Pendant la plus grande partie du trajet, il flottait dans une sorte de brume euphorique et c’était à peine s’il se rendait compte des risques qu’il courait. Une seule pensée occupait son esprit : rentrer, rentrer le plus vite possible pour annoncer la bonne nouvelle à ses compagnons. Leur apprendre qu’ils étaient sauvés.

Soudain, il se trouva en face du sas. C’est à peine s’il réalisa que c’était effectivement le sas. Et ce fut son instinct, plus que tout autre chose, qui lui fit appuyer sur le bouton d’appel.

Mike Shea était fidèle au poste. Le tambour frémit, s’entrebâilla quelque peu – pas plus que tout à l’heure – et se referma derrière Moore. Puis la porte intérieure s’ouvrit à son tour.

Warren s’effondra dans les bras de Shea.

Comme dans un rêve, il réintégra le compartiment, en partie tiré, en partie porté par son camarade qui le débarrassa de son vidoscaphe. Un liquide brûlant lui coula dans la gorge. Il s’étrangla, avala… et se sentit revigoré. Shea remit la bouteille de Jabra dans sa poche.

Les images brouillées de ses deux compagnons d’infortune devinrent nettes et précises. D’une main tremblante, Moore essuya la sueur qui perlait sur ses joues et ébaucha un sourire hésitant.

— Attends ! protesta Brandon. Ne parle pas. Tu as tout du macchabée. Repose-toi un peu, veux-tu !

Mais Moore fit un geste de dénégation. D’une voix rauque et mal assurée, il relata de son mieux les événements des deux dernières heures. Son récit, incohérent et à peine compréhensible, était prodigieusement impressionnant. Shea et Brandon recouraient en retenant leur souffle.

— Si je comprends bien, l’eau, en s’échappant du réservoir, nous repousse en direction de Vesta ? bredouilla Brandon. Comme un réacteur ?

— Exactement… Comme… un réacteur, répondit Moore qui haletait. L’action et… la réaction. Le jet… est à l’opposé de Vesta et… il nous projette… vers Vesta.

Shea, planté devant le hublot, se mit à danser la gigue.

— C’est vrai, Brandon, mon petit pote ! Le dôme de Bennett est visible comme le nez au milieu de la figure. On descend ! On descend !

Moore commençait à recouvrer ses forces. « Compte tenu de notre orbite originelle, nous décrivons une spirale. Nous nous poserons sans doute dans cinq ou six heures. L’eau durera suffisamment et la pression est encore forte puisqu’elle sort sous forme de vapeur.

— De vapeur ! s’exclama Brandon avec étonnement. Pourtant, compte tenu des basses températures qui règnent dans l’espace… »

Moore l’interrompit : « Tu oublies que la tension, elle aussi, est faible dans l’espace. Le point d’ébullition de l’eau est fonction de la pression et s’abaisse en même temps qu’elle. Dans le vide, il est très bas. La pression de la vapeur de la glace elle-même est suffisante pour provoquer la sublimation. » Il sourit. « En fait, l’eau gèle et bout en même temps. J’en suis témoin. » Il ménagea une courte pause, puis se tourna vers Brandon : « Alors ? Comment te sens-tu, vieux ? Mieux, je pense ? »

Brandon rougit et se renfrogna. Après avoir vainement cherché ses mots pendant quelques secondes, il finit par murmurer : « J’ai agi comme un crétin et comme un lâche. Je… je crois que je ne mérite pas ça après avoir craqué et m’être lavé les mains de tout en te laissant la responsabilité de nous tirer d’affaire. Mon seul regret, c’est que tu ne m’aies pas laissé sur le carreau après que je t’ai volé dans les plumes. C’est pas des blagues ! »

Effectivement, il paraissait sincère.

Moore lui envoya une bourrade amicale.

— N’y pensons plus. Il s’en est fallu de peu que je ne craque, moi aussi.

Et, pour empêcher Brandon de continuer à se répandre en excuses, il lança à Shea :

— Eh, Mike ! Arrête un peu de béer devant ce hublot et amène ta bouteille de Jabra.

Mike obéit sans se faire prier.

Moore remplit avec équité et à ras bord trois unités de plexatron qui accédaient ainsi à la dignité de timbales. Il était décidé à se taper une cuite carabinée.

— Messieurs, il convient de porter un toast. D’un même mouvement, les trois hommes levèrent bien haut leur verre.

— Messieurs… à cette bonne vieille réserve d’H2O qui devait nous durer un an !

Histoires Mystérieuses
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